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20 août 2010 5 20 /08 /août /2010 00:36

Socrate.jpgExtraits du Chapitre II des “Dialogues sur l’expérience libératrice” : Spectateur devant le monde

 

MENON. – … Voici un premier obstacle le monde objectif. Il a pour le soutenir sa force d’inertie. Nos sens l’explorent et le situent dans l’espace. Après la vue, le toucher l’examine. Ils le déclarent compact, durable. A voir les choses toujours identiques à elles-mêmes dans leur apparence, on les croirait immuables. Leurs structures intérieures échappent à notre regard. Seules se montrent les surfaces, elles changent peu et lentement. Ce monde dont l’objectivité résiste à notre front est à la fois trop familier et mystérieux, insondable. Sa présence en face de nous a cessé depuis longtemps de nous émerveiller. Nous sommes accoutumés à vivre dans ce miracle quotidien. Il est la réalité concrète, un roc de réalités objectives, plus durable que notre être même, puisqu’il existe sans nous et survit à notre corps.

 

L’objet nous force donc à prendre vis-à-vis de lui – mais à distance – la frêle attitude du sujet. Cette dualité irréductible du sujet et de l’objet en liaison et antagonisme réciproques est une erreur fondamentale. De graves malentendus en résultent.

 

CLAUDE. – Votre tactique se dessine, elle m’apparaît bien hardie, trop hardie. Vous voulez que j’incorpore en moi la totalité du monde extérieur ; ses objets deviendraient alors mes objets, ils perdraient leur caractère d’extériorité et d’autonomie. C’est un habile stratagème, mais aussi un tour de force impossible à accomplir.

 

MENON. – Et pourtant, vous avez absorbé le monde ! Rien n’est resté au dehors.

 

CLAUDE. – Avant de procéder plus loin dans notre entretien, répondez à mes objections, elles sont sérieuses.

 

MENON. – Je vous demande, au préalable, d’examiner votre position de spectateur devant le monde. Au cours de cet examen critique, beaucoup de problèmes vont se résoudre sans difficulté. Tel qu’il se manifeste dans ses formes et ses phénomènes, l’univers nous atteint par la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher le goût. Il assume alors des apparences – des couleurs, des contours, des ombres et des reflets, une consistance – dont la structure de nos sens lui prête le modèle.

 

CLAUDE. Je vous suivrai plus volontiers si vous me présentez des exemples concrets.

 

MENON. – Un ruisseau coule à nos pieds. Ses scintillements remplissent mon regard d’étincelles. Des milliers de cigales chantent autour des paroles de Socrate. Un platane étend sur nous son ombre courte de midi. Je participe, moi Menon, à ce paysage dans l’instant même. Une senteur de lauriers en floraison m’imprègne.

 

L’unité indivisible de cet état de conscience est inséparable de moi. Dans l’image de l’arbre et de son ombre sur le sol ocre, comme dans le luisant des eaux, je revendique ma part de vision. Les formes naissent, reposent et périssent en moi. D’où provient le parfum des fleurs ? Il procède d’un pouvoir propre à ma nature: l’aptitude à sentir. Voici qu’apparaît tout à coup dans mon champ de conscience une étrange bigarrure de couleurs, de silhouettes mouvantes. Un réseau immobile de lignes, des sons ; qui donc enveloppe de noms magiques cet indécomposable ensemble: Ilisos, Athènes, Socrate ? Ma seule présence les a fait jaillir. De ma présence encore monte la plénitude de vie dont cet instant est saturé.

 

CLAUDE. – Personne ne songerait à contester cela. Les formes avec l’entière signification qui leur est attachée sont l’œuvre de votre champ de conscience. Leur structure a ses racines dans votre propre structure ; elle en est issue et s’y confond en retour. Je suppose qu’un cerveau très différent du vôtre – le réseau ganglionnaire d’une fourmi par exemple – produirait dans son champ d’opération un tout autre paysage. Bien entendu, l’Ilisos n’y serait point une rivière d’Athènes, ni Socrate un Sage. Jusqu’ici, j’accepte encore de vous suivre. En intégrant les objets dans l’unité d’un champ de conscience, vous les rendez intérieurs. Ils révèlent la phénoménologie de leur nature : représentations sensorielles, images, qualités, attributs, valeurs apposées sur des formes, formes apposées sur des valeurs. Cependant, bien que le paysage soit une expression de mon activité sensorielle et ne puisse être séparé de moi, je le situe néanmoins hors de mon corps. L’arbre n’a pas sa résidence dans mon cerveau. Il pousse à dix pas d’ici. Dois-je aussi intérioriser le ruisseau, et le faire couler en moi ? Vous me demandez d’accomplir un absurde renversement dans l’ordre des choses. L’extériorité des objets s’impose au sens commun ; c’est à cela, mon cher ami, que je suis fermement résolu à ne pas renoncer.

 

MENON. – Ai-je exigé pareille acrobatie ? Je me suis fait mal comprendre. Laissez en place les choses parmi lesquelles votre masse corporelle se meut. La bonne conservation du décor et votre propre intégrité matérielle sont à ce prix. Comment pourrais-je circuler au milieu des forêts de cette terre si je prenais les arbres pour une vision intérieure ? Le muscle aussi a des exigences. Nous allions oublier ses pouvoirs qui sont fort étendus. A lui seul il construit à son image un monde dont la pensée est tributaire. Le cerveau est soumis à sa dictature. Le sens musculaire impose aux démarches du langage la dialectique de sa forme. Ainsi s’édifie et se recrée sans cesse en nous un cadre d’espace et de temps où notre corps en mouvement, et d’autres corps, se découpent une place.

 

CLAUDE. – Vous accordez au muscle un immense empire, si le langage, la pensée même doivent lui être subordonnés.

 

MENON. – La pensée, en fait, parvient difficilement à s’affranchir des dimensions que le sens musculaire lui propose encore. Serait-ce parce qu’une énorme proportion de musculature entre dans la masse totale du corps ? Inonderait-elle de ses messages le cerveau ? C’est à vos biologistes de nous répondre. Pour notre démonstration, d’ailleurs, peu importe, elle repose sur une base ferme et indépendantes La voici formulée : l’espace et le temps ont en nous leur origine, c’est dans l’intériorité de notre être que leurs relations s’élaborent.

 

CLAUDE. – Jusqu’où avez-vous l’intention de m’entraîner si je concède ce point ? Peut-être vais-je entendre des propos encore plus subversifs ? Certains de vos confrères orientaux ont affirmé que le monde est pure illusion, mirage. Soutenez-vous cette thèse ?

 

MENON. – Refusez de me faire par grâce la moindre concession. Nous examinons un grave problème. Il exige de nous une entière franchise, de l’impartialité, un discernement en éveil. Si l’évidence des faits s’impose, donnez votre accord. Mais si, par contre, ma cause n’est pas gagnée, formulez vos objections.

 

CLAUDE. – Une partie de vos assertions me semble très acceptable. Il est certain, à mon avis, que le cadre temporo-spatial – dans lequel notre pensée et notre corps se meuvent – est un produit de leur expérience sensible et de la spéculation abstraite. A ce titre, le temps et l’espace nous sont intérieurs. Toutefois, il m’est impossible de vous suivre jusqu’à la dernière étape, d’escamoter avec vous le monde objectif. L’univers extérieur est réel pour moi. Sa réalité s’affirme au dehors, dure, concrète, mesurable, immuable.

 

MENON. – C’est pourquoi l’escamotage de « l’univers extérieur » n’aura pas lieu. En revanche, je propose un compromis. Renonçons à opposer l’un à l’autre le monde extérieur et le monde intérieur. Ils sont inséparables tout autant qu’objet et sujet.

 

CLAUDE. – Si je souscris aux termes de votre pacte, l’arbre sera installé en moi autant que sur les bords du ruisseau. Nous aurons deux platanes face à face.

 

MENON. – L’arbre est en vous… et unique. C’est indéniable. Sa forme est un effet de votre vision…

 

CLAUDE. – … et ma vision ne peut être séparée de moi-même. Je prévois la suite. La contemplation de l’arbre me met en présence de mon être. Étrange tête-à-tête dans la solitude. A l’instant, je me vois assimilé à un platane. Il occupe telle place sur terre, à une distance de mon corps, bien définie, mesurable au mètre, mais j’ai donné naissance – encore moi, mesure de toutes choses – à cette longueur comme à tous les paramètres en usage.

 

Où me suis-je laissé conduire ? Vous m’avez enfermé dans une prison dont je suis, en personne, la clôture, la cellule, le geôlier et le détenu tout à la fois.

 

MENON. – Et cependant, la clef est dans vos mains !

 

Dialogues sur l’expérience libératrice – Roger Godel

CHAPITRE III (extrait)

 

A MIDI SUR L’ILISSOS

 

CLAUDE. – Une nuit et un jour ont passé sur notre entretien. J’ai emporté en vous quittant l’impression inconfortable d’être enfermé en moi-même. Tous les paysages du monde ont accès à ma cellule. Ils m’apparaissent dans un miroir où je me reconnais ; je ne puis faire un seul pas hors des murs. Ma solitude est absolue. Vous avez éveillé dans ma tête une obsession qui ne me permet aucun repos. Lorsque j’aperçois une silhouette humaine, je sais qu’elle m’est intérieure, je sais que ma vision l’a construite, au moral comme au physique, dans ses moindres détails, et que mes réactions à son égard lui font une personnalité.

 

J’étais fort épris d’une femme intelligente et belle. Mais la Sagesse m’a éclairé sur cette illusion. Il est certain à présent que son image, avec tout ce qu’elle éveille, était une simple évocation de mon cœur complice des sens. Est-il possible d’aller plus loin dans la voie de la folie ?

 

MENON. – Un dernier plongeon vous en fera sortir.

 

CLAUDE. – J’hésite à poursuivre cette absurde aventure.

 

MENON. – Absurde en effet. Votre situation est intolérable cherchez une issue.

 

CLAUDE. – J’ai été contraint de rejeter l’illusion d’un monde objectif indépendant du champ de ma conscience. La réalité, pour moi, est maintenant au-dedans.

 

MENON. – L’épithète «au-dedans» sonne étrangement à mes oreilles. Au-dedans de quel réceptacle situez-vous ce monde ?

 

CLAUDE. – A l’intérieur de ma tête et de mon corps, quelque part dans le cerveau, peut-être un peu partout à travers sa matière grise ou blanche.

 

MENON. – L’univers entier, jusqu’aux plus lointaines étoiles, serait-il entré dans votre corps ?

 

CLAUDE.- C’est une position intenable en effet

 

MENON.- Pourquoi s’effrayer du paradoxe ? Mieux vaut le résoudre. L’image de ce monde, dites-vous, prend sa source en votre corps, et de ce lieu central elle semble se déployer au loin vers tous les horizons. Consentiriez-vous maintenant au suprême abandon : à celui de ce corps et de ce cerveau que vous avez établis au centre de l’univers ?

 

CLAUDE. – Devrai-je aussi cesser de nourrir des pensées dans ce cerveau?

 

MENON. – Je ne vous incite à aucun sacrifice ni renoncement. Voulez-vous que nous examinions ensemble l’évidence des faits ? C’est à eux de nous instruire.

 

Vos yeux sont grand ouverts ; vous leur faites parcourir l’étendue d’un vaste horizon. Dans votre champ de conscience passent les nuages du ciel bleu. Qu’apercevez-vous encore ?

 

CLAUDE. – L’image d’une montagne, la rivière proche avec les arbres sur ses rives, diverses personnes.

 

MENON. – Le paysage est-il entré en vous au grand complet ? N’avez-vous rien omis ?

 

CLAUDE. – Rien d’important n’a été oublié.

 

MENON. – Sauf vous-même ! Au moment de conclure l’inspection, nous avons négligé d’introduire dans votre champ de conscience le corps de Claude. Réparons vite l’oubli, l’image de cette silhouette manquerait à la vision d’ensemble. Pourquoi l’avoir retranchée ?

 

CLAUDE. – Parce qu’elle a sa place au centre de tous les rayons visuels. Vers mon corps – plus particulièrement sur mes yeux – converge l’univers entier ; du moins celui qui m’est connu ou connaissable.

 

MENON. – Chacun d’entre nous s’attribue ce privilège singulier. En conséquence, le monde devrait avoir des milliards de centres. Vous seriez l’un d’eux. Mais ce lieu central, le situez-vous à la surface de votre corps, ou doit-on le chercher plus profondément ?

 

CLAUDE. – Il est sur la rétine, ou plutôt dans le cerveau entre le lobe occipital et les noyaux gris de la base… dans la trame du diencéphale.

 

MENON. – Je vous demande de reconnaître le point central où viennent se perdre en vous tous les rayons lumineux. C’est à votre propre expérience que je m’adresse, non pas à des théories physiologiques. Je vous demande d’examiner à nouveau le contenu de votre champ de vision, depuis les objets lointains jusqu’aux plus proches. Vous y trouverez, inclus, pour finir, votre propre corps au premier plan. Retirez-vous alors derrière son image.

 

CLAUDE. – J’exprimerai donc simplement ce que je constate. Ce centre d’observation doit être caché à une très grande profondeur de mon être – au delà de tous les sens – puisque la forme de mon corps, mêlée aux sensations et jugements qui s’y réfèrent, apparaît à un témoin établi en ce poste. Il est nécessairement en retrait, et à une distance incommensurable de toutes choses intérieures ou extérieures au corps. Serait-ce le centre même d’intégration de l’individualité, le point où il demeure dans son unité indivisible ?

 

MENON. – Dès lors qu’il vous apparaît dans cette perspective, que devient le corps de Claude par rapport au paysage ?

 

CLAUDE. – Une nécessité logique lui impose de prendre place dans l’univers dont il est partie intégrante. Mon corps est fait de la même étoffe que le cadre environnant. Il a puisé dans le cosmos tous les éléments physiques et chimiques dont il se compose. Sa place est dans le monde extérieur.

 

MENON. – Le « monde extérieur », cet univers d’objets que nous avions résolument désavoué et banni de notre présence, reprend maintenant sa place devant nous et il s’est beaucoup accru pendant que nous descendions en profondeur jusqu’à ce poste d’observation dans l’intériorité. Sa masse a absorbé le corps et toutes les pensées de Claude…

 

CLAUDE. – La pensée d’un homme peut-elle faire partie du monde objectif ?

 

MENON. – Observez le jeu de votre activité mentale lorsqu’elle naît et prend forme devant nous. Elle fait jaillir sa courbe, la développe, établit ou rompt des rapports entre un thème et l’autre au regard de votre esprit de discrimination. Le contenu vous en est offert pour être retouché, corrigé et transmis à l’organe d’expression : la parole. L’élaboration et le déroulement de cet étrange phénomène se sont accomplis à distance du niveau où demeurait – en éveil – l’observateur. Et celui-ci, établi sur cette haute et dernière instance, possède le pouvoir de défléchir le cours des pensées.

 

CLAUDE. – Si je le perçois à partir de ce foyer distant, le cheminement de ma propre réflexion m’apparaît objectif.

 

MENON. – Ces méandres font surgir des formes changeantes et une durée. Vous-mêmes, sans attache avec ces choses subtiles, demeurez immuable.

 

CLAUDE. – Ma pensée n’est-elle pas issue de moi ? Elle me lie ; si je m’abstiens de la revendiquer comme mienne, par contre elle me revendique, moi, sa source d’émission, et m’engage dans son impermanence.

 

MENON. – La permanence s’affirme en vous. Vos pensées, vos attitudes peuvent bien se contredire, leur antagonisme s’exerce sur un champ limité. Plus haut, les contradictions sont résolues. Un même observateur – pure vigilance – tient sous son regard leurs termes irréductibles l’un à l’autre. Percevrait-il leur conflit si lui-même ne demeurait constant, hors d’atteinte, toujours identique à soi ? Sa nature impersonnelle le soustrait à tout engagement.

 

CLAUDE. – Je tombe d’accord en m’interrogeant sur ce point. Il existe, au plus intime de l’être, un état de pure vigilance. Sa nature est indescriptible parce qu’elle récuse le témoignage des sens et de la raison. La pensée la plus subtile se résorbe dans cet axe de toutes références. C’est pourquoi il y règne un silence absolu. On peut seulement faire allusion à cela par figures et symboles, ou en termes négatifs.

 

MENON. – Mon cher Claude, vous parlez comme un homme à qui ces choses sont familières. Le souvenir commence a poindre en vous. Socrate se réjouirait d’entendre s’éveiller la lointaine anamnèse.

 

CLAUDE. – La pointe de son aube est insaisissable, elle tremble sous mon regard. Mais peut-être serait-il plus conforme à la vérité de dire : mon regard commence de s’éteindre à son approche.

 

MENON. – Mais après avoir subi cet éblouissement, le regard doit tomber à nouveau sur le cours de la vie empirique. Il est temps de revenir…

 

CLAUDE.- Pourquoi ? Aurais-je rêvé en état de veille ?

 

MENON.- Bien au contraire, vous avez veillé dans l’état de rêve. A partir de ce jour, la vérité va se mêler étrangement à vos songes. Restez alerte. La découverte reste acquise. Le temps ni les contingences ne peuvent l’effacer. Sa clarté demeure sour, la brunie.

 

CLAUDE. – Vous m’avez soudainement ramené sur le terrain. Il est vrai que la position en extrême pointe où j’étais parvenu, était difficile à soutenir. Plus rien n’y survit du monde. Aucune parole ne peut y pénétrer, ni en sortir. Ma chute offre, du moins, quelques avantages en compensation. Je retrouve mes sens et l’instrument du langage… avec leurs imperfections dont je me satisfais. Le monde fait éclater à présent une merveilleuse splendeur à travers le manteau de magie dont il est vêtu. Dans l’abondance sans limites de ses formes, une forme unique apparaît. Elle ramène ce qui change à ce qui ne change pas, le temps à l’intemporel.

 

MENON. – Vous persistez à parler par symboles abstraits. Qu’est devenu le monde objectif ? Peut-il être décrit ?

 

CLAUDE. – La frontière a disparu qui le séparait de la vie subjective. C’est établir une division arbitraire, factice que d’opposer l’extériorité à l’intériorité, le réel à l’irréel.

 

MENON. – Parmi les formes innombrables dont vous observez la venue et la disparition dans la brume d’un demi-jour, il en est une qui vous touche de près : le personnage de Claude. Comment vous apparaît-il quand son rôle est porté sur la scène ?

 

CLAUDE. – A tout instant, il assume de nouvelles, attitudes, des mécanismes à déclic le meuvent. Une pensée puis une autre, une gerbe de pensées le traversent. Il leur donne accueil. Sait-il d’où elles viennent ? Vers quel destin le conduiront-elles ? Des vagues d’anxiété ou d’espoir, de colère, de joie, de terreur, déferlent sur lui. Les contradictions ne le gênent pas, il est toujours un autre. La vie en perpétuel écoulement lui impose de passer de forme en forme sans répit.

 

Depuis l’instant où on le conçut dans l’union de deux cellules, il est demeuré identique à lui-même. Son nom consacre cette évidence de fait. Cependant, à tous les niveaux de la substance dont il est formé, des parcelles de matières, vivantes le composent et le décomposent en un tourbillon incessant. Je dois, quelque part, réconcilier l’irréductible antinomie de l’impermanence et de l’immuable.

 

MENON. – Quelque part, dites-vous ! En quel lieu privilégié le fluide cesserait-il de couler sans stagner pourtant ?

 

Claude. – Cette opération est inconcevable ; où pourrait-elle se réaliser ?

 

MENON. – Partout, sinon… nulle part. Le pouvoir du Sage consiste à réaliser cela, par nature et sans effort – transcendance et immanence, présentes l’une à l’autre, sont dépassées en lui.

 

CHAPITRE V (Extrait)

 

 

RETROUVER LE MESUREUR DE L’INCOMMENSURABLE

 

 

CLAUDE. – Notre dialogue marque une étape importante dans le cours de mes recherches. Il m’a fait découvrir, à l’arrière-plan de l’univers visible et tangible, un substrat fondamental dont la nature est inaccessible à nos sens, inaccessible aux modes de penser dont l’homme fait usage dans sa vie de chaque jour. Ce réceptacle originel, d’où émergent et où retournent toutes choses, n’est ni solide, ni gazeux, ni liquide, ni substantiel, ni immatériel. On ne peut tenter d’en approcher qu’à travers l’atmosphère des pures mathématiques. Sans doute parce qu’un grand effort m’est imposé, j’arrive difficilement à me convaincre de la réalité du champ. Peut-on dire qu’il existe par lui-même ou bien est-ce le cerveau humain qui l’imagine, le crée et à tout instant le recrée en conformité avec ses découvertes ?

 

MENON. – Le savant cherche à assimiler par la connaissance les aspects innombrables du réel. Il s’efforce de rendre intelligibles les phénomènes soumis à son observation. En quoi cela consiste-t-il ? A saisir et à absorber simultanément dans un état de conscience un ensemble de relations significatives.

 

CLAUDE. – Que veulent dire les mots dont vous faites, tour à tour, les pivots de votre définition ? Assimiler, saisir, absorber ?

 

MENON. – Ils désignent une évidence intérieure, indéfinissable par nature. Absorber, assimiler une substance, c’est la rendre semblable à soi. Ainsi en est-il des aliments, lorsque nous les avons incorporés dans l’intimité de nos cellules. Ils s’intègrent dans notre structure.

 

CLAUDE. – Votre comparaison me paraît étrange. Comment l’intelligence s’y prend-elle pour « assimiler » un objet intelligible ?

 

MENON. – Observez donc le procédé tel qu’il s’accomplit en vous quand, par exemple, un théorème de géométrie vous est démontré. A mesure que les phases de la démonstration se déroulent, votre attention en éveil attire à elle l’argument, l’examine et l’absorbe ou le refuse – au moins provisoirement.

 

CLAUDE. – Ma question vous est soumise de nouveau. Elle exige impérieusement une réponse, car je présume que la clef de la connaissance est cachée derrière elle. Que se passe-t-il en nous lorsqu’un argument est absorbé et assimilé ? Est-il possible de définir la nature de cet étrange phénomène dont la simplicité nous déconcerte : la conscience d’avoir compris – conscience pure, semble-t-il, et sans forme ?

 

MENON. – A l’instant exact où s’éclaire la conscience d’avoir compris – donnez à ce fait le nom qui vous plaira : connaissance, intelligibilité – l’argument, avec sa forme, ses articulations, cesse de flotter devant nous. Qu’est-il devenu ? Serait-il, maintenant, en quelque sorte inhérent à notre nature au point d’être indissociable de nous-mêmes ? Aussitôt qu’une formulation logique s’est imposée comme vérité intelligible par la force de l’évidence qu’elle porte en elle, nous la faisons nôtre. Elle est incorporée, pour un temps, dans l’intimité de notre conviction. En conséquence, elle a disparu du champ objectif de la conscience – bien qu’elle puisse y reparaître sous une figure nouvelle pour être reconsidérée.

 

Assimiler un théorème, c’est l’introduire dans le plan d’une évidence intérieure où cessent les oppositions du sujet et de son objet.

 

CLAUDE. – Si l’univers nous devenait, un jour, entièrement intelligible dans une formulation des lois qui l’ordonnent, comment nous apparaîtrait-il ?

 

MENON. – Transformé en connaissance l’univers cesse de nous apparaître, la loi dont il est l’expression significative se substituant aux phénomènes et aux formes. Et cette loi cosmique – si elle est correctement formulée – s’évanouit à son tour quand elle a fini de remplir sa fonction qui est d’éveiller la connaissance.

 

CLAUDE. – Mon cher Menon, vous défiez le sens commun. Je refuse de laisser le monde aller au néant. Un flot d’objections me monte à l’esprit.

 

MENON. – Présentez-les, je vous prie, une par une, dans l’ordre où elles apparaissent.

 

CLAUDE. – Le cosmos doit-il se volatiliser par le seul fait qu’il est devenu intelligible ? Quand bien même j’aurais inclus dans une loi compréhensive la totalité des relations possibles à l’intérieur de l’univers, mes yeux, mes mains continueraient de témoigner qu’il existe des phénomènes, des formes concrètes.

 

MENON. – Eh bien, accueillez leur témoignage. Les yeux, les mains, l’audition et les autres sens remplissent leurs rôles lorsqu’ils réfèrent à un informateur, en éveil derrière eux, les signes impliqués dans les formes. Je m’explique à l’aide d’un exemple. Une silhouette oblongue, aux tons verts et bruns, surgit contre la lumière d’un fond bleu dans le cadre de votre vision. Qui donc l’identifie et le reconnaît pour être un cyprès devant le ciel ? Est-ce la fonction visuelle brute ? Non pas, certainement. Le mérite en revient à un observateur sensible à la dynamique informative des formes, A un témoin prompt à connaître. Ainsi, toutes les activités sensorielles tendent vers la connaissance et atteignent en elle leur foyer. Elles la rejoignent pour s’y éteindre sur divers plans d’intégration.

 

Imaginez qu’un enquêteur veuille exploiter à fond les ressources de ses sens accrus par l’instrumentation scientifique pour atteindre une connaissance intégrale – dans ses structures et infrastructures – de l’univers. A mesure que la recherche progresse, les formes visibles et tangibles en usage dans la vie familière cèdent à des configurations abstraites que l’intelligence seule saisit. Les lois succèdent aux lois. La pensée investigatrice se fait impersonnelle et son acuité croit. Quand sera atteinte la source initiale d’intelligibilité l’univers aura été résolu, à la manière d’une énigme, dans sa pure réalité intelligible.

 

CLAUDE. – Sera-t-il, pour autant, amené à disparaître ?

 

MENON. – Lorsqu’un message secret, transmis dans la formule du code, a été déchiffré, qu’advient-il de la formulation ?

 

CLAUDE. – Elle reste bien visible en noir sur blanc.

 

MENON. – L’écriture est inséparable, dès après la lecture, de l’intelligibilité du message, car c’est du message que les caractères écrits détiennent leur valeur d’existence. Vous ne pouvez voir en eux, à la suite du déchiffrement, qu’un moyen de communication ; tel est leur sens, noir sur blanc.

 

CLAUDE. – Vous déclarez – sans en fournir aucune preuve – que l’univers est intelligible, qu’il se laissera un jour réduire entièrement en connaissance. Je suis loin de partager votre espoir. L’investigation scientifique nous conduit d’énigmes en énigmes jusqu’à un état de profond désarroi. Les modalités les plus hardies, les plus subtiles de la pensée sont impuissantes – vous l’avez vous-même reconnu – à nous faire dépasser un certain niveau d’intelligibilité. L’esprit d’investigation se débat sans fin entre l’analyse et la synthèse au milieu des formes qu’il a lui-même sécrétées.

 

Il n’existe pas, et il n’existera jamais un système rationnel susceptible d’évoquer la somme totale des relations contenues dans l’univers.

 

MENON. – Je vous demande de rendre justice à nos entretiens précédents. Ils nous ont ouvert une voie au-dessus des frontières de la pensée investigatrice, vers la source d’intelligibilité, elle est en nous, source de vérité, à chaque instant présente et vérifiable par expérience. C’est donc dans l’abime – ou semblablement à la cime – de notre être que se trouve la solution au problème de l’univers. L’univers, c’est nous.

 

CLAUDE. – Un bien petit univers, un microcosme !

 

MENON. – … sans petitesse, ni grandeur. Un monde de signes, irréductible aux paramètres d’espace-temps.

 

CLAUDE. – Vous faites évanouir le temps et 1′espace en les niant, tout simplement. Ce n’est qu’un tour d’acrobatie verbale ! J’en appelle à l’autorité des astronomes. D’après leurs observations et leurs calculs, l’univers étend son rayon à des milliards d’années-lumières. Contesterez-vous cela aussi ?

 

MENON. – Je n’aurai pas cette impertinence. Si vous m’y autorisez, j’ajouterai d’autres dimensions aux paramètres en usage. L’univers en expansion, ai-je entendu, est une hyper-sphère, il faut lui accorder les nombreuses coordonnées qu’il exige. Cela ne me trouble aucunement. Je suis prêt à assimiler autant de créations mesurables qu’on en voudra invoquer. Je m’en remets pour cela au jugement des savants dont le credo se transforme et progresse d’année en année.

 

Cependant permettez-moi, à la fin d’une journée d’épreuve, d’aller retrouver, dans la connaissance de sa paix, le mesureur de l’incommensurable.

 

CLAUDE. – Qu’importent à celui-là les milliards d’années-lumière. Sont-elles faites réellement d’espace et de durée ou apparaissent-elles à son regard lucide comme une pensée éphémère, un signe évocateur de distances irréelles, inimaginables. ?

 

MENON. – j’incline à croire que le suprême mesureur ignore les embarras de votre dilemme. La question dont vous faites votre souci – l’espace-temps – existe-t-il en réalité ou n’est-ce qu’une valeur abstraite applicable à la mesure du monde empirique ? Ce problème n’offre aucun sens pour lui.

 

CLAUDE. – Je renonce pour le moment à vous harceler de mes objections. Répondez à une seule demande : quand Socrate se laissait absorber dans cet état singulier dont la puissance l’immobilisait parfois d’une aube à l’aube suivante, l’univers lui apparaissait-il encore ? Ma question est peut-être insolite. A-t-il fait part de son expérience au cours des dialogues avec ses disciples ?

 

MENON. – Tous ses entretiens avec nous préparaient cette fin : éveiller en ses auditeurs l’expérience. Ses paroles, je ne sais comment, perçaient la brume du sommeil. Les regards devenaient clairs devant lui et la pupille s’élargissait.

 

CLAUDE. – Par l’ouverture de cette pupille, quel paysage de l’univers aperceviez-vous ?

 

MENON. – Un univers sans paysage ni couleurs.

 

CLAUDE. – Quelle triste vision, appauvrie et sans beauté !

 

MENON. – Ne consultez pas votre imagination, elle vous tromperait grossièrement. Sa fonction se déroule dans un monde de formes et l’incite à créer une diversité d’images et d’émotions. Incapable, par conséquent, d’accéder à l’altitude de l’expérience, elle bâtira pour vous satisfaire un décor de fantaisie, une mise en scène, une vision faussement mystique.

 

Or l’expérience refuse toute vision de forme, de substance, de couleur. Sa nature est indescriptible. Aucune parole ne la qualifie authentiquement. On la trahirait à vouloir la nommer Savoir, Harmonie, Beauté, Joie ou Amour. Leurs majuscules n’ajoutent rien à la petitesse des mots.

 

La réalité de l’expérience absorbe en elle et inclut le balbutiement enfantin de tant de vaines paroles. Elle établit aussi leur suprême consécration et les justifie. »

 

 

L'expérience libératrice: Un compagnon de Socrate

 

Roger Godel

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17 août 2010 2 17 /08 /août /2010 16:58

 desir.jpgPersonne ne nait avec ce concept de l'éveil. Personne ne nait avec ce désir d'éveil. On cherche soit son identité véritable...soit le bonheur....soit le pouvoir. Et un jour on tombe sur ce concept, l'Éveil. Et on se met à croire que cet Éveil est la solution à notre désir primordial. Alors on fini par perdre de vue l'objectif réel et on cours après un fantôme. C'est un désir sans force. Un désir fraudeur.

 

Revenir à la racine

Au véritable désir qui en moi bouillonne.

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14 août 2010 6 14 /08 /août /2010 17:26

Yggdrasil.jpg

 

 

On a coutume de dire que tous ce qui nait, meurs....

 

Sur un arbre éternel, les feuilles naissent puis meurent...

les branches naissent et croissent....

Êtes-vous bien sûr de n'être qu'une feuille?

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14 août 2010 6 14 /08 /août /2010 04:11

homme tache

 

 

 

Il n'y a pas d'ici....pas de maintenant...il n'y a que vous.

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14 mai 2010 5 14 /05 /mai /2010 06:15

Funky-Gougoune.jpgGilles Farcet : Tout ce que tu viens de dire m’incite à considérer l’aliénation au regard de l’autre comme le premier de tous les empêchements à se creuser, à être.

Steve : Je suis vraiment heureux que le message soit passé ! Ceci étant dit, notre totale absence d’autonomie intérieure nous pose un autre problème, presque aussi grave. (…)

Denise Desjardins : L’absence d’autonomie vient du besoin d’être aimé ; c’est la puissance de ce besoin qui empêche d’accéder à l’autonomie.

Steve : Oublions momentanément la distinction, si utile philosophiquement, entre la dictature du besoin et la mansuétude de l’innocente aspiration…

Ne retenons que le mot besoin.

Chez l’enfant, le besoin d’être aimé est souvent pur et léger à l’image d’un bruissement d’ailes. Mais il est vrai que le risque de dérapage est considérable. Il convient donc de regarder la bête sans sévérité excessive tout en sachant combien elle peut s’avérer dangereuse.

Denise : Si vous saviez la grande cruauté dont Swami Prajnanpad a fait preuve à mon égard pour me faire comprendre à quel point j’étais attachée à lui et m’amener à me dégager de cet attachement…

Steve : C’est ça ! Je lui tire mon chapeau ! Dans ce type de relation il est difficile de ne pas passer par la dépendance, certainement utile pour un temps, mais vient un moment où le sabre doit passer…

C’est le moment de bascule. Et si personne ne vous le murmure à l’oreille, si nul ne prend l’initiative de cet acte de sabrage, il ne se passera jamais rien de décisif.

Denise : Ne croyez-vous pas que ceux que vous avez mentionnés – qui se sont à un moment donné rapprochés d’une bascule mais ont reculé – ont tout simplement eu peur ? Peur de perdre leur moi, leur ego…

Steve : Ont-ils eu peur de perdre leur moi ou la représentation extraordinairement réductrice qu’ils s’en étaient forgé ? Ont-ils eu peur de perdre leur ego ou l’ombre de celui-ci ? Il ne semble pas qu’un esprit épris de vérité puisse éluder cette interrogation.

De l’existence d’un faux moi ai-je le droit d’induire que le moi est fausseté, mensonge ? Du fait que la santé est vulnérable, et que la défaillance ici s’appelle maladie, ai-je le droit d’induire que la santé est une maladie ?

En français, un tel comportement de l’intelligence a un nom : exaction logique. Quittons la France et élargissons notre champ de vision à tout l’Occident et tout l’Orient : ce qui fige de stupeur et surtout d’effroi, c’est la séduction qu’exercent sur tant d’esprits de telles absurdités – parlons clair, de telles âneries.

Je me permets de faire une autre remarque.

En latin, « ego » veut dire « je ». En français aujourd’hui, et pas uniquement dans les cercles spiritualistes, l’ego c’est le diable et Je c’est Dieu. N’y aurait-il pas ici comme un défaut ?

Gilles : Attends, Steve, explique-toi sur ce point précis : d’accord, « ego », mot latin couramment employé dans certains milieux pour désigner le diable (cela dont il faut se défaire), se traduit en français par « Je ». J’en conclus donc que pour toi, « Je » est l’un des noms de Dieu…

Steve : « Je » est le nom de Dieu. Mais si tu l’appelles « moi », il n’y verra aucune offense. Á la vérité, mon impression est que Dieu préfère qu’on l’appelle « moi ». Le mot moi est le mot sacré.

Gilles : Et donc, vaut mieux ne pas en altérer le sens !

Steve : Merci pour la perche tendue !

L’erreur commune, sinon universelle, commise moins par lâcheté que pour se conformer à la sirupeuse idéologie dominante, consiste à vider le mot moi de sa signification personnelle, ce qui revient à lui faire évacuer l’essentiel de sa substance. Danger mortel ! Meurtre de la Personne Intérieur ! Meurtre de la Première Personne ! Meurtre de la Conscience ! Meurtre de l’Esprit !

Gilles : Mais alors, que faire de toute la remise en cause du monde personnel qui semble fonder tant d’approches spirituelles ?

Steve : Bien sûr, il ne s’agit pas de faire stupidement l’apologie du personnel, je veux dire sans se demander ce que contient le paquet. Là encore, il y a confusion terminologique, légèreté dans l’emploi des mots. Et, là encore, ce qui pourrait n’apparaître de prime abord que comme un détail de langage débouche sur une catastrophe.

Qu’entend-on précisément par personnel ?

Ceux qui font de manière abusive le procès du « personnel » ne se sont pas posé la question élémentaire, mais vraiment essentielle : à quoi rapportent-ils exactement l’adjectif « personnel » ? Le rapportent-ils aux attributs de la Personne ou à la Personne Intérieure elle-même ?

Si par « personnel » on ne désigne que les attributs du moi, que ses caractéristiques, alors le procès intenté est parfaitement justifié. Ce « personnel »-là est sans le moindre intérêt, nos caractéristiques individuelles, ce que beaucoup révèrent sous le nom de Ma Personnalité, on s’en fout totalement. Je ne suis pas réductible à mes attributs*, je ne suis pas réductible à mes déterminations, ni à leur somme. Je ne suis pas réductible à mon identité.

En revanche, si l’on étend, ne serait-ce qu’implicitement, le sens du même adjectif à ce « Je » que je viens tout juste de prononcer, à la Personne ou l’Être Intérieur, on a commis l’irréparable ; on a tué et Dieu et son Enfant, l’Homme, on a châtré et le Ciel et la Terre. Dons faire coûte que coûte la différence entre ce que nous sommes et nos misérables attribut, entre « Je suis» et « cela que je suis ». (…)

 

 

 

L'irrévérence de l'éveil

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3 mai 2010 1 03 /05 /mai /2010 04:21

 

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20 avril 2010 2 20 /04 /avril /2010 02:06


calligraphie.jpg"Notre être intérieur en position de lecture."

Nous nous trompons sur la nature même de notre esprit. Nous le créditons constamment d’une pseudo-réalité. Nous considérons, ce qui est absolument irréel, qu’à l’intérieur de notre esprit tout se passe, comme sur terre, sur un mode perceptif. Et nous sommes dans l’impression constante que notre esprit ou notre moi, y compris notre être le plus intime, fonctionne comme notre être terrestre : qu’il est fait pour commercer avec des êtres et des choses. Ceci est entièrement faux !! Notre être le plus intérieur n’est pas fait pour commercer avec des êtres, des choses et des évènements, il est conçu pour commercer, à travers des "signes", avec "du sens".

En d’autres termes, notre être intime ne perçoit pas, il lit.

Et nous nous trompons en croyant que notre moi est fait pour voir, ou percevoir des "êtres" et des "choses", alors qu’il n’a jamais eu pour seul commerce que le "sens", par la médiation de "signes". Notre être intérieur est, en fait, éternellement en position de lecture. Et la vie intérieure habituelle n’est que la dégradation de cette caractéristique de notre esprit. Dès l’instant où nous en avons l’intuition, (qui devrait nous montrer que nous commerçons avec du sens par l’intermédiaire de signes), nous comprenons très bien que l’acte fondamental de l’esprit est un acte de lecture.

Jamais du "signe" et du "sens" n’ont pu exercer un effet négatif sur une âme !

Nos sentiments et nos émotions sont des espèces d’objets qui nous font peur comme sur terre des bêtes féroces pourraient induire que nous sommes vulnérables. Nous sommes vulnérables physiquement, oui ; mais intérieurement, est-ce que quelque chose peut attenter à mon intégrité ? Non, jamais du "signe" et du "sens" n’ont pu exercer un effet négatif sur une âme ! L’innocuité du signe et du sens est absolue et donc, si nous changions l’optique que nous avons sur notre fonctionnement intérieur, nous comprendrions, dans un éclair éblouissant et extraordinairement apaisant, que, dans le monde du signe et du sens, nous ne pouvons pas être blessés ou atteints. Et il existe bien une paix exquise due au commerce propre de notre esprit.

Cette caractéristique de l’esprit vrai, qui commerce uniquement avec du signe et du sens, et jamais avec des choses, des êtres ou des évènements, n’est pas évidente si nous ne considérons que la surface de l’esprit. Cela apparait lorsque nous nous enfonçons dans l’intériorité profonde, près de la source, où cela devient tout à fait clair. Suite à cette première approximation, nous pouvons maintenant faire état d’un phénomène spirituel qui est généralement totalement ignoré, même s’il y a quelques références chez Sartre — qui sont celles que j’ai trouvé sans avoir vraiment cherché !
Pour cela, je vais être obligé de faire ici un peu de peinture métaphysique.

"Un peu de peinture métaphysique :"

• Il y a «je suis conscient» : c’est l’amont absolu.

• Et puis, «je suis conscient» génère un phénomène externe qui est «je pense» considéré comme un principe.

• Et «je pense» génère la création ou la mise en place des choses, qui est l’invention et la mise en place d’Eden.

Arrêtons-nous ici un instant, et posons-nous ce genre de question très étrange : comment «Je» pense ? Comment "notre pensée", à sa source, se communique-t-elle, à elle-même, son propre contenu ? Ou encore, comment le sujet pensant se communique-t-il à lui-même sa propre existence ? Pour une bonne description, il y a une réponse à cette question qui, à mon avis, est d’une importance extraordinaire pour la bonne raison qu’elle a une incidence pratique.

Comment «je pense» communique-t-il avec lui-même, s’agissant autant de la pensée émise que de l’existence de «Je» ou du «sujet» ? Eh bien, très extraor­dinairement, cette communication n’est pas directe, mais indirecte, et passe par le biais d’une "symbolisation". Ceci est un phénomène d’une importance inouïe, parce que c’est ce "phénomène de symbolisation" qui va d’abord se dégrader et mettre en place notre déchéance spirituelle. Mais comment cela se passe-t-il concrètement (car bien sûr c’est un phénomène tout à fait réel et concret tout en étant enfoui dans les profondeurs de nos esprits) ?

En fait, très étrangement, en amont de moi-même, la pensée que je produis accède à son contenu par voie de "symbole". On pourrait penser que, dans un premier temps, elle se communique directement son propre contenu, mais il semblerait que pour que cette connaissance soit parfaite, elle soit obligée de se réitérer et donc de produire, elle-même, un "symbole" ; c’est-à-dire de s’auto-symboliser pour se donner légitimement un contenu.

Mais maintenant, la question se pose concrètement : de quel symbole s’agit-il ?

Eh bien, il s’agit d’un "dispositif symbolique" qui jaillit directement de l’intériorité, constitué par une imagerie mentale profonde totalement non consciente, dans l’état "dit" vigilant, mais toujours là, et que nous connaissons admirablement comme le fond de notre poche, sauf que cela n’a jamais croisé notre pensée, n’a jamais été nommé ou baptisé, si bien que cela échappe à notre conscience d’homme. C’est donc un langage, mais un langage extraordinairement antérieur au verbe humain.

C’est en tout cas par le biais de cette imagerie symbolique que le sujet que nous sommes se communique à lui- même sa propre existence. En fait, ce mode de fonctionnement est caractéristique de l’état d’innocence. C’est un mode d’être qui fonctionne très bien, quoique légèrement entaché d’imperfection, et qui a pour principe que l’accès à l’être, ne peut se faire que par la médiation de symboles, par une sorte de lecture existentielle.

Ce mode d’être –je le répète– qui n’est pas par­fait, veut que la vie vaille la peine d’être vécue. C’est lui qui assure à l’enfance cette merveille et ce prestige qu’elle peut avoir pour les adultes. Il fait en sorte que notre pensée atteigne son propre contenu par voie symbolique, et que le moi que nous sommes soit au fait de sa propre existence, et existe authentiquement, également par voie symbolique. Cette imagerie mentale primordiale, toujours à l’oeuvre au fond de nous, est parfaitement repérable, mais la difficulté de repérer cette imagerie, est qu’elle est non figurative, et que nous avons du mal à reconnaître une image mentale lorsqu’elle n’est plus figurative. Elle n’a pas besoin d’être précise, ni de figurer quoi que ce soit, puisqu’il s’agit d’une écriture qui a la seule fonction d’être lue.

Puis, quand la mécanique d’auto-symbolisation se sera pervertie, et aura été mal approchée, se met­tra en place un dispositif de type perceptif. Dans cette situation que nous connaissons tous, alors que l’esprit est fait pour lire ou commercer avec du "signe" et du "sens", tout d’un coup il commerce avec des "êtres" et des "choses".

"Exemple avec un drapeau ou le mot Dieu"

Pourtant, il n’y a aucune différence de nature ou de structure entre cette lecture et celle d’un journal ou la lecture d’un drapeau. Imaginons un instant que le drapeau allemand soit là devant moi ; il s’agit bien d’un symbole mais, par une défaillance, je ne le vois plus comme symbole. Et il ne reste plus de cet objet que sa matérialité, la texture du tissu, tandis que la lecture prétend se faire. Que s’est-il passé à ce moment-là ? J’ai identifié monstrueusement les étendues germaniques au tissu du drapeau, à sa trame. Nous ne pouvons concevoir de folie plus grande que cet assassinat du sens : le sens que signifie le drapeau s’est effondré dans la matérialité du signe.

Autre exemple, j’écris Dieu sur un bout de papier, ce qui est un sens assez noble ! Mais, tout d’un coup, je deviens fou et j’identifie le sens aux taches noires inscrites sur le grain du papier, de sorte qu’il n’y ait plus que les taches tandis que la lecture continue à s’effectuer dans la tache pour s’y réduire totalement. Nous assistons là à un double meurtre : le meurtre du sens et le meurtre du signe. Nous ne pouvons pas ima­giner une destruction intime plus effroyable que celle-là. A mes yeux, c’est l’expression première du déraillement originel au terme duquel tout élément, tout champ de conscience va être avili, dégradé, mas­sacré, avec tout ce qu’implique cette identification : déchéance, dégradation, séparation… A ce moment précis, cette imagerie mentale n’est plus traitée comme un symbole, elle est désymbolisée tandis que je ne retiens plus que la tache. Quand ce symbole se détruit et, qu’au lieu de commercer avec lui, je ne commerce plus qu’avec les éléments du symbole — avec les taches — il n’y a plus de symbole…

De même ce que «je suis» est réduit, de façon immonde et atroce à la tache… Et voici l’âme humaine réduite à une petite pustule blême et lunaire qui constitue tout ce qui reste du symbole «moi» ! Je pense que cet événement-là est la première des­cription que l’on peut faire de la perte de soi, de la rup­ture avec Dieu. Etre exilé de Dieu, c’est d’abord cesser de lire cette phrase originelle et ne retenir que la tache, à cet instant où « je suis » est entièrement réduit à la tache ; nous ne pouvons pas imaginer pire destin !

Quand nous étions enfants et que les choses se passaient bien, Dieu était encore à naître, mais « Il était déjà », même sous une forme imparfai­te. Nous passions notre vie à frémir et la vie était là, glorieuse, et, dans le fond, nous étions vivants et nous vibrions tout le temps. Puis, ce terrible accident s’est produit, et notre propre symbole a été tué ; nous n’avons retenu que le support sensible du symbole, nous nous sommes effondrés. Ce sens miraculeux «moi», qui est une même chose que cette existence absolue, s’est effondré, et notre âme, notre principe spirituel, s’est trouvée réduite à la tache : elle a sombré dans l’ex-symbole. Dieu a sombré dans les pattes de mouche informes que sont les caractères d’imprimerie.

Je ne crois pas que je puisse dire quelque chose d’aussi important que ça. Bien sûr, je ne suis pas en train de faire le portrait du bien, mais de fouiller les entrailles du mal. Je touche là l’abcès central par quoi commence notre déchéance : un dysfonctionnement de la fonction symbolique. Si le mal est très grave et très difficile à exhumer, il a au moins cette vertu de pouvoir s’exprimer simplement !

Cette symbolisation est-elle encore nécessaire dans l’éveil ?

C’est une question fondamentale, mais avant de l’aborder, parlons de la déchéance de ce phénomène, de cet instant terrifiant où le merveilleux de ce phénomène d’auto-symbolisation va se détruire et la lecture ne plus s’effectuer. Sur ce point, nous pouvons décrire très précisément ce qui se passe dans le sein d’un esprit. Un symbole est comme une fenêtre ouverte sur la signification ou le sens. Les matériaux qui consti­tuent la fenêtre sont des éléments de type sensible, qu’ils soient réels ou imaginaires. Il y a donc le sup­port matériel du symbole et le symbole proprement dit. Si j’écris «Dieu» sur une grande feuille de papier, ou «moi», mais disons Dieu, c’est plus modeste, il y a le symbole, le mot, et l’encre d’im­primerie, les taches noires et le grain du papier. En regardant ce papier, il parait naturel de voir le mot «Dieu», mais, en fait, ce que nous voyons, ce sont des taches noires sur du papier.

Au moment même où le symbole est "désymbolisé", et qu’il ne reste que l’image brute et matériel­le, la lecture continue à vouloir se faire et la signifi­cation est immédiatement identifiée et réduite au support du symbole. Ainsi, dans notre exemple, le sens «Dieu» s’effondre dans le grain du papier, sombre dans les petites taches et y agonise. C’est ici la destruction du sens par réduction au support matériel du symbole.

Le symbole «moi», qui est tout à fait occulte et purement implicite, peut être de nature visuelle ou auditive, ce qui ne change rien au fait ; car je deviens alors cette espèce de bruit de cigale, qui était une porte par laquelle j’accédais à moi-même, à mon être véritable. Je deviens ce bruit ou cette évocation de bruit et je me réduis à ce bruit. Tout le sens «moi», tout le sens «je sui », tout le sens «Dieu», toute la valeur présente dans l’univers va se réduire à un petit paquet d’éléments sensibles et dérisoires. Je suis cette tache, je suis cette petite évocation furtive d’un disque grisâtre. Et s’il ne s’agissait que d’un enfermement ce ne serait pas grave : non seulement je suis dans une geôle, mais je suis en plus dénaturé. Cet enfermement correspond à une dénaturation de l’es­prit pur, de l’être et de la «moi-ïté».

Cet effondrement est bien sûr le même que celui de l’esprit dans la matière. Ce phénomène de réduc­tion de l’esprit à la matière est d’ailleurs une tentation. Et l’intuition de la nature purement spirituelle de l’esprit est extraordinairement rare, même si nous l’avons tous parce qu’elle n’est pas morte en nous. Mais on peut à peine en parler comme d’un témoin parce qu’elle n’est presque plus là. En fait, la matérialisation de l’esprit est un crime, c’est la mort de l’image-symbole «moi». C’est la mort de ce signe et de ce sens suprêmes.

Une des grandes voies vers l’éveil est l’exhumation de cette tombe spirituelle. Et l’acte désidentificateur consiste à projeter la lumière de la conscience, Moi, sur cette image, et, par ce simple acte, émerger de l’image. Intuitivement, nous pouvons concevoir qu’il exis­te une pensée première, qui serait la mère de toutes les pensées, et qu’il nous reste à en prendre conscience pour devenir ce que nous sommes. A quoi mon âme se réduit-elle, et dans quoi se dénature-t-elle de façon effroyable ? Nous pouvons dire que c’est une pensée dogmatique inouïe ainsi qu’une image ; il y a les deux versants. Et nous accèdons à la racine du mal par les deux versants simultanément.

 

Stephen Jourdain

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16 avril 2010 5 16 /04 /avril /2010 21:47

tiffany-copie-1.jpgI

L'ART COMME FONCTION ORGANIQUE

     En face de la conception schopenhauerienne de l'art qui découvre en toute activité esthétique une forme, un aspect, une expression de l'Absolu, où se manifeste par des images, des sons ou des gestes l'essence dernière et profonde du Réel, je pose une doctrine qui ne veut voir dans l'art que l’achèvement d'un mode de l'activité humaine dont le jeu représente la phase principale et caractéristique, et qui en attribue l'essor et le développement à une surabondance de force « due à un excédent d'énergie ». Il n'est plus question ici d'une métaphysique, mais bien plutôt d'une « physiologie de l'art » et c'est à Nietzsche que nous devons l'exposé le plus curieux et le plus audacieux de cette « physiologie de l'art ». (1)

     Nietzsche nous met en garde tout d'abord contre une méprise qui consiste à opposer la maladie et la santé comme des contraires : en fait, il n'y a là que des degrés et ce qui passe aujourd'hui pour « santé » représente selon lui, un niveau inférieur de ce que serait la santé sous des cieux plus favorables. On ose qualifier de « maladies contagieuses » des explosions de force et de vitalité, telles que les choeurs bachiques des Grecs, comme s'il était permis de fixer une limite et des lois aux débordements de la vie en croissance et en lutte. Ceux qui prennent en pitié ces phénomènes ne se rendent pas compte que leur propre santé revêt une « pâleur cadavérique. » et un « air de spectre », lorsque passe devant eux « l'ouragan de vie ardente des rêveurs dionysiens ». L'artiste tragique appartient à une race encore plus forte ; ce qui serait dangereux pour nous, ce qui apparaît déjà comme état maladif, cela tient chez lui de la nature. Il n'est pas douteux que la « surabondance de sève et de force » peut, tout aussi bien qu'un appauvrissement du sens vital, manifester des symptômes de « contrainte partielle », d' « hallucination des sens », de « raffinement de la suggestion ». N'est-ce pas précisément l'époque où « florissait » l'âme grecque, où la force physique du Grec célébrait ses triomphes par des jeux immortels, que des visions et des fantômes apparurent à des foules entières assemblées dans les temples ? Mais n'est-ce pas aussi à cette époque que naquit le « délire dionysiaque », source de l'art tragique ?

     La « surabondance de force vitale » comporte en effet, par sa plénitude et son excès même, une souffrance : il y a là une « névrose de la santé ». Et si tout art doit être considéré comme « un remède. et un secours » au service de la vie, il suppose nécessairement une souffrance et des souffrants. Il y aura par conséquent un art pour ceux qui souffrent de la « surabondance de vie », comme il y a un art pour ceux qui souffrent d'un « appauvrissement de la vie ». Ceux-ci demandent à l'art « le calme, le silence, une mer lisse, ou bien encore l'ivresse, les convulsions, l'engourdissement, la folie » : à ce double besoin répond tout romantisme, tant Schopenhauer que Wagner. Les premiers veulent au contraire « un art dionysien et une vision tragique de la vie intérieure et extérieure ».

     « De la pression, de la plénitude, de la tension des forces qui grandissent en nous sans cesse et ne savent pas encore s'employer, naît un état semblable à celui qui précède un orage : la nature que nous sommes s'obscurcit ». Cela aussi est du pessimisme ; mais c'est le pessimisme de la force, des natures puissantes et énergiques, « un pessimisme dionysien » ; et un tel pessimisme se formule et s'achève dans une affirmation totale de la vie, dans une doctrine « qui met fin à un pareil état de tension douloureuse en commandant quelque chose », « une transvaluation des valeurs au moyen de laquelle on montre aux forces accumulées un chemin, une direction, de sorte qu'elles se mettent à éclater en éclairs et en actions ». Une pareille doctrine n'a pas besoin d'être une théorie du bonheur : « en dégageant une partie de la force qui était accumulée et haussée jusqu'à la souffrance, elle apporte du bonheur ».

     Comme résultat : « un regard goethien, plein d'amour et de bonne volonté, une hauteur de vues, une perspective qui fait comprendre que tout se passe véritablement comme cela devrait se passer, comment toute sorte d' « imperfection » et la souffrance qu'elle apporte font partie de ce qui est souverainement désirable » (2). En face de cette « volonté de vie », de cette affirmation suprême « née de la. plénitude et de l'abondance », l'optimisme épicurien, la « sérénité » de l'homme scientifique n'est qu'une « précaution de malade », un « crépuscule ». Mais cette approbation sans réserve à la souffrance elle-même, à la douleur elle-même, à tout ce qui dans l'existence est étrange, terrible et problématique n'est-ce pas là ce que les grecs ont baptisé du nom de Dionysos ? Ne faut-il pas y reconnaître « le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique » ? L'artiste tragique n'est pas un pessimiste ; il dit « oui » à tout ce qui est étrange, terrible et problématique - il est dionysien.

     Cette volonté victorieuse, due à une coordination intense de tous les sentiments de vie et de puissance, à un excédent de force effectif a pour conséquence, selon Nietzsche, un embellissement « effectif », une augmentation de force, un sentiment de haute puissance auquel correspond exactement l'état de plaisir qu'on appelle ivresse : « les sensations de temps et de lieu sont transformées ; on embrasse des espaces énormes, qui deviennent en quelque sorte perceptibles pour la première fois ; le regard s’étend sur des horizons plus vastes et des multitudes ; les organes s'affinent pour, la perception des choses les plus petites et les plus fugaces ; c'est la divination, la force de l'entendement, mises en éveil par la plus faible incitation, par toute suggestion : la sensualité «intelligente » ; la force se manifeste comme sentiment de souveraineté dans les muscles, comme souplesse et plaisir dans le mouvement, comme danse, légèreté, « presto » ; la force comme joie de démontrer cette force ; un coup de bravoure et d'aventure, l'intrépidité, l'indifférence à l'égard de la vie et de la mort... Tous ces moments supérieurs de la vie se provoquent mutuellement, le monde des images et des représentations de l'un suffit comme suggestion de l'autre : de la sorte des états d'âme finissent par s'entremêler qui auraient peut-être des raisons pour demeurer étrangers les uns aux autres. Par exemple : le sentiment d'ivresse religieuse et l'excitation sexuelle ; la cruauté dans la tragédie et la pitié » (3).

     Cette augmentation du sentiment de puissance, du sentiment de force et de plénitude, crée des besoins nouveaux : on éprouve en soi-même la nécessité de faire des choses un « reflet » de cette plénitude et de cette puissance ; on « enrichit » toutes choses de sa propre perfection ; ce qu'on voit, on le voit« gonflé, serré, vigoureux, surchargé de force ». Dans cet état, notre imagination travaille sur les choses et les transforme de manière qu'elles reflètent . notre propre joie de vivre. Cette « transformation » instinctive et nécessaire, cette « transfiguration » des. choses en ce qui est parfait, cet « embellissement » - c'est de l'art. Dans l'art l'homme jouit de luimême en tant que « perfection » : tout, même ce qu'il n'est pas, devient quand même pour lui joie et perfection.

     Pour qu'il y ait de l'art, pour qu'il y ait une « action » ou une « contemplation » esthétique quelconque, une condition «physiologique » préliminaire est donc indispensable : l'ivresse. Il faut d'abord « que l'ivresse ait haussé l'irritabilité de toute la machine ; l'essentiel, c'est le sentiment de la force accrue et de la plénitude : sous l'empire de ce sentiment on s'abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente ». On appelle ce processus « idéaliser ». Mais « idéaliser » ne consiste pas en « une déduction, une soustraction de ce qui est petit et accessoire ». Ce qui importe ici, c'est au contraire « une énorme poussée des traits principaux, en sorte que les autres traits s'évanouissent » (4).

     Veut-on une preuve qui démontre jusqu'où va la « force transfiguratrice de l'ivresse » ? Nietzsche trouve cette preuve dans « ce qu'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde » : « là où l'ivresse s'accommode de la réalité à un point que dans la conscience de l'amant la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci, un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé. Ici l'homme et l'animal ne font point de différence ; et moins encore l'esprit, la bonté, l'équité.
On est subtilement dupé, lorsqu'on est subtil ; on est grossièrement dupé, lorsqu'on est grossier ; mais l'amour demeure un dans sa racine. C'est une fièvre qui possède des raisons pour se transfigurer, une ivresse qui fait bien de mentir au sujet d'elle-même. Et dans tous les cas, on ment bien lorsqu'on aime, devant soi-même et au sujet de soi-même : on semble se transfigurer, devenir plus fort, plus riche, plus parfait, on est plus parfait ». La force musculaire d'une jeune fille n'augmente-t-elle pas en présence d'un homme ? Dans les rapports des sexes, par exemple dans la danse, cette activité s’accroît « au point qu'elle rend capable de véritables tours de force ».

     Quels prodiges ne saurait accomplir l'ivresse qu'on appelle l'amour : L'amour fait plus qu'imaginer simplement et mentir ; il « déplace » même les valeurs. Ce n'est pas seulement le « sentiment de valeur » qui se transforme chez celui qui aime ; l'amour donne véritablement à celui-ci « plus de valeur » ; il le rend plus fort, plus riche, plus parfait. On sait que chez les animaux l'amour produit « de nouvelles armes, de nouveaux pigments, de nouvelles formes et couleurs, mais avant tout de nouveaux mouvements, de nouveaux rythmes, de nouvelles amorces et de nouvelles séductions ». Il en est de même chez l'homme : « son économie générale est plus riche que jamais, plus puissante, plus ample ; celui qui aime devient prodigue ; il est assez riche Pour cela. Il ose maintenant : il devient aventurier, un âne de générosité et d'innocence ; il croit de nouveau à Dieu ; il croit à la vertu parce qu'il croit à l'amour ; et, d'autre part, chez cet idiot du bonheur, des ailes lui viennent et de nouvelles facultés, et une porte sur l'art s'ouvre pour lui ». L'art apparaît ici « incrusté dans l'instinct de l'amour » ; il est « le plus grand stimulant de la vie » l'art est une « fonction organique ». (5)

 

II

L'IVRESSE COMME FACTEUR ESTHÉTIQUE

     Ce sont les conditions exceptionnelles de l'ivresse qui créent l'artiste ; mais cet état physiologique est devenu chez lui presque une seconde nature, de sorte qu'il se met peu à peu à rechercher et à aimer pour eux-mêmes les moyens par lesquels se manifeste l'état d'ivresse : « l'extrême finesse et la splendeur des couleurs, la netteté des lignes, la nuance dans le ton, ce qui distingue, alors que généralement, dans ce qui est normal, toute distinction fait défaut ». Mais toutes les distinctions, toutes les nuances, par cela même qu'elles portent la marque des « extrêmes tensions de forces » qui produisent l'ivresse, éveillent à leur tour ce sentiment d'ivresse : « l'effet de l'oeuvre d'art, c'est de provoquer l'état propre à créer l’oeuvre d'art ; c'est de susciter l'ivresse ». Mettons-nous en présence de choses « qui reflètent la transfiguration et la plénitude » : « notre être animal répond par une irritation des centres où tous ces états de plaisir ont leur siège ; et le mélange des très subtiles nuances de ce bien-être animal et de ces désirs produit l'état esthétique ». La « réceptivité esthétique » n'appartient en propre qu'aux natures « capables d'éprouver cette surabondance de vigueur physique qui permet d'abandonner du sien, de gaspiller sans devenir pauvre, ce trop plein de richesse qui fait déborder la coupe ».

     C'est donc toujours dans la force et la plénitude qu'il faut chercher le mobile premier de l’art. L'homme « fatigué, épuisé, desséché (le béotien, le savant) » est absolument réfractaire à toute impression esthétique, parce qu'il ne possède pas la force primordiale artistique, l'obligation de la richesse » : « celui qui ne peut pas donner ne reçoit rien ». Tous les états non artistiques - objectivité, abstractivité, sentiment chrétien, bouddhiste, nihiliste - sont dus à une volonté appauvrie, à des sens appauvris, à un corps appauvri. L'art implique « des états de vigueur animale » ; il est, d'une part, « l'excédent d'une constitution florissante qui déborde dans le monde des images et des désirs », d'autre part, « l'irritation des fonctions animales par les images et les désirs de la vie intensifiée » ; il est « une surélévation du sentiment de puissance », « un stimulant de la vie ». Tout art agit comme une suggestion sur les muscles et les sens : tout art ne parle qu'aux artistes.

     Nietzsche établit toutefois une distinction entre celui qui crée l'oeuvre d'art et le profane ou le réceptif : celui-ci atteint « les points culminants de son irritabilité » en recevant, celui-là en donnant. L'antagonisme qui se manifeste entre ces deux « prédispositions » n'est pas seulement naturel, mais encore désirable : chacune d'elles possède son point de vue propre, sa perspective. L'artiste ne saurait adopter « l'optique du spectateur (du critique) » sans renoncer à sa puissance créatrice : il ne faut pas demander à celui qui « donne » de « recevoir », de « devenir femme ». L'artiste qui s'efforcerait de « comprendre » commencerait à se « méprendre » ; il ne doit pas « regarder en arrière », il ne doit pas « regarder du tout », il doit « donner ». La « condition esthétique » dispose par conséquent chez l'artiste, non seulement d'une réceptivité extrême pour les excitations et les signes, mais encore et surtout d'une extrême abondance de moyens de se communiquer.

     On constate tout d'abord chez lui une telle « acuité de certains sens » que « ceux-ci se mettent à comprendre un tout autre langage des signes - à créer ce langage » ; il en résulte une « mobilité » des impressions qui donne lieu à une « expansion » sans limites : « le désir d'exprimer tout ce qui sait offrir des signes, un besoin de se débarrasser en quelque sorte de soi-même par des symboles et des attitudes, la faculté de parler de soi par cent organes de la parole » ; finalement « un état explosif, qui se manifeste d'abord comme un désir excessif de se délivrer, par un travail musculaire et une mobilité de toutes sortes, de cette exubérance de tension intérieure, puis comme une coordination involontaire de ce mouvement avec les phénomènes internes (images, pensées, désirs) ».
Cette « extrême instabilité » des impressions sensibles a pour conséquence » l'imitation forcée », une contrainte subjective et « contagieuse » à « communiquer toute image donnée », une divination du réel « sur de simples signes » ; et, en même temps, « une certaine suspension de la volonté, une sorte de surdité, d'aveuglement, à l'égard de tout ce qui se passe au dehors : le domaine des irritations qui parviennent à se faire jour est strictement limité ».

     Au total un état de ravissement et d'extase : « l'inspiration », comme si l'on était simplement « l'incarnation, le porte-voix, le médium de puissances surnaturelles » ; une sorte de « révélation », en ce sens que, soudain, avec une netteté et une finesse indicibles, quelque chose devient perceptible à l'oeil et à l'oreille, quelque chose qui secoue et remue jusqu'au fond de l'âme ; on entend, on ne cherche pas ; on ne demande pas quel est ici celui qui donne ; la pensée brille comme un éclair, marquée au sceau de la nécessité, sans flottement dans la forme. Un ravissement, dont l'incroyable tension se résout parfois en un torrent de larmes, pendant lequel la marche involontairement tantôt se presse, tantôt se ralentit ; une parfaite extériorisation avec la conscience la plus distincte d'une infinité de petits frissons et ruissellements jusqu'à la pointe des pieds ; une profondeur dans le bonheur où ce qu'il y a de plus douloureux et de plus sombre n'agit, pas comme contraste, mais comme nécessité, comme exigence, comme couleur indispensable au sein d'un tel excès de lumière, un instinct des relations rythmiques qui embrasse de vastes étendues de formes. Tout cela se passe d'une manière totalement involontaire, mais comme dans l'ouragan d'un sentiment de liberté absolue; de puissance, de divinité. Le déterminisme de l'image, de la comparaison est ce qu'il y a de plus remarquable ; on n'a plus le sentiment de ce qui est image, comparaison ; tout s'offre comme l'expression la plus proche, la plus exacte, la plus simple. Il semble réellement que les choses s'approchent d'elles-mêmes pour devenir métaphores ». (6)

     S'il en est ainsi, ne faut-il pas que les artistes voient toutes choses autrement qu'elles ne sont, qu'ils les voient plus fortes, plus abondantes, plus riches, plus parfaites ? Une sorte « de jeunesse et de printemps », une espèce d' « ivresse habituelle » doivent leur appartenir en propre dans la vie. Tous les états, qui font transfigurer les choses et leur prêter de la plénitude, toutes les catégories de l'ivresse, « fussent-elles conditionnées le plus diversement possible », doivent se retrouver chez eux, car elles ont « puissance d'art » : « l'ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions ; l'ivresse de la fête, de la lutte, de la bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; l’ivresse de la cruauté, l'ivresse dans la destruction; l'ivresse sous certaines influences météorologiques, par exemple l'ivresse du printemps, ou bien sous l'influence de narcotiques ; l'ivresse de la volonté, d'une volonté accumulée et dilatée; avant tout l'ivresse de l'excitation sexuelle, cette forme de l'ivresse la plus ancienne et la plus primitive ». (6) Les artistes sont toujours doués d'un tempérament vigoureux; ils possèdent de la force en excès ; ils sont sensuels: « sans un certain surchauffement du système sexuel, on ne saurait imaginer un Raphaël ». (7) La chasteté est seulement «l'économie de l'artiste » ; car il n'est pas douteux « que chez les artistes la fécondité cesse aussi en même temps que la vertu prolifique ».

     Si, par nature, l'artiste est nécessairement « sensuel, émotif d'une manière générale, accessible à tous les points de vue, allant au devant de l'irritation, de toute espèce de suggestion », il n'en est pas moins, malgré cela, « sous l'empire de sa tâche, de sa volonté d'arriver à la maîtrise », généralement un homme sobre et même chaste : « une chasteté relative par principe, une grande circonscription dans les choses érotiques, même en pensée, cela fait partie de la raison supérieure dans la vie, même chez les natures abondantes et bien douées ; c'est vrai surtout pour l'artiste pour qui c'est la meilleure sagesse de la vie (8) ». Il n'existe qu'une seule espèce de force ; c'est donc une seule et même force qu'on dépense dans la conception artistique et dans l'acte sexuel ; et l'instinct dominant de l'artiste ne lui permet pas de se dépenser de telle ou telle façon.
     L'artiste n'ignore pas « combien est nuisible, aux jours de grande tension de l'esprit et de préoccupation intellectuelle, le commerce avec la femme ; pour les plus puissants et les plus instinctifs parmi eux, l'expérience, la dure expérience, n'est pas nécessaire c'est l'instinct « maternel » qui dispose ici, au profit de l'oeuvre en formation, de toutes les autres provisions, de tous les afflux de force de vigueur de la vie animale ; la plus grande force animale absorbe alors la plus petite » (9). La chasteté chez l'artiste n'est donc pas « scrupule ascétique » ou « haine des sens » ; elle est « l'expression d'un, instinct dominant ». La sexualité et la volupté, conclut Nietzsche, restent en définitive les forces essentielles de transfiguration et d'idéalisation ; elles se retrouvent dans toute ivresse ; elles constituent le plus puissant facteur de l'activité esthétique. 


GABRIEL HUAN.
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(1) Cf. notamment Werke, XV, P. 375 et sqq ; cf Zeitler (J), Nietzsches Aesthetik, Leipzig, 1900.
(2)Werke, XV, p. 469 et 478.
(3) Werke, XV, p. 382.
(4) Cf Werke, XV, p. 382.
5) Cf. Werke, XV p. 389 et sqq. Sur cette « physiologie de l'art », cf. G. NAUMANN, Geschlecht-und Kunst, Prolegoma zu einer physiologischen Aesthetik (2° Partie).
(6) Ecce homo ; cf. aussi Gesamm-Briefe, IV, p. 163.. Cf. la description que donne J-J. Rousseau de l' « inspiration » : « Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sentis l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules d'idées vives,s'y présentent à la fois, avec une force et une confusion qui me jetèrent dans un trouble inexprimable. Je me sens la tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de larmes, sans avoir senti que j'en répandais ». (Deuxième lettre à M. de Malesherbes, 1762).
(6) Werke, VIII, p. 123.
(7) « Raphaël, dit ailleurs Nietzsche (Werke, VIII, P. 124), n'était pas chrétien », car « il disait oui, il créait l'affirmation ».
(8) Werke, XV, p. 392.
(9) Werke, VII, p. 418.

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12 avril 2010 1 12 /04 /avril /2010 13:59

sedu-copie-1.jpgDeux choses nous éclairent, qui sont toutes les deux imprévisibles : un amour et une mort. C'est par ces événements seuls qu'on peut devenir intelligents, parce qu'ils nous rendent ignorants. Ces moments, où il n'y a plus de social, plus de vie ordinaire, sont peut-être les seuls où on apprend vraiment, parce qu'ils amènent une question qui excède toutes les réponses.

 

 

(La lumière du monde, p.162, Gallimard nrf, 2001)

 

Christian Bobin

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9 avril 2010 5 09 /04 /avril /2010 02:48

Transfigurations.jpgAlors oui vraiment le Renard il percoit des couleurs, mais les couleurs ils ne percoivent pas le Renard.


Alors oui vraiment le Renard il percoit des sons, mais les sons ne percoivent pas le Renard.


Alors oui vraiment le Renard il ressent sa Chair, mais la Chair ne ressent pas le Renard.


Alors oui vraiment le Renard il percoit ses pensées, mais ses pensées ne percoivent pas Renard.


Alors oui vraiment le Renard il percoit ses désirs, mais ses désirs ne percoivent pas Renard.


Alors oui vraiment le Renard il percoit l'espace, mais l'espace ne percoit pas Renard.


Alors oui vraiment le Renard il ressent le doux mouvement du temps, mais ce doux mouvement ne ressent pas Renard.


Alors oui vraiment le Renard éprouve tout ceci, mais tout ceci n'éprouve pas Renard.


Alors oui vraiment le Renard est l'amont de tout ceci,et tout ceci l'aval de Renard.


Alors oui vraiment le Renard est la vie de tout ce vécu, ce vécu n'est pas en soi vivant...il s'ignore vivre.


Alors oui vraiment le Renard bascule vers sa vie, vers la vie de sa vie, vers l'amont de toute intimité.

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